Un chercheur de l’institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer) se fait nommer pour une durée de trois ans à l’organe scientifique le plus influent auprès de la Commission européenne et change de casquette pour rejoindre la flotte d’Intermarché précisément 90 jours plus tard, entrant ainsi en conflit d’intérêt flagrant avec sa position.
Le double jeu d’un chercheur de l’Ifremer à la solde d’Intermarché
Un chercheur de l’institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer) se fait nommer pour une durée de trois ans à l’organe scientifique le plus influent auprès de la Commission européenne et change de casquette pour rejoindre la flotte d’Intermarché précisément 90 jours plus tard, entrant ainsi en conflit d’intérêt flagrant avec sa position. C’est ce que révèle aujourd’hui l’association BLOOM œuvrant pour la préservation des océans profonds.
Une nomination contradictoire
Lorsque le 27 octobre 2010, François Théret est nommé membre du Comité scientifique, technique et économique de la pêche (CSTEP), organe chargé de conseiller la Commission européenne en matière de politique des pêches et notamment de donner un « avis crucial »1 pour la fixation annuelle des totaux admissibles de captures et des quotas, il est chercheur à la station de Lorient de l’Ifremer. Rien à signaler. Mais trois mois plus tard jour pour jour, le 24 janvier 2011, les journaux bretons annoncent qu’il a rejoint la Scapêche, la flotte d’Intermarché basée à Lorient. Le comité alimentant la Commission européenne en avis scientifiques se retrouve ainsi bardé d’un représentant direct du principal intéressé français en matière de quotas d’espèces profondes. Le nouveau poste de M. Théret entre en contradiction directe avec l’acte fondateur du Comité2 exigeant des membres du CSTEP qu’ils agissent « indépendamment des Etats membres ou des parties prenantes » et qu’ils œuvrent dans « l’intérêt général ».
Les nominations au CSTEP se font sur la base d’un appel à manifestations d'intérêt donc j’ai du mal à croire que le synchronisme entre la nomination de M. Théret au CSTEP et sa prise de position à la Scapêche soit fortuit, d’autant que ce changement de casquette s’est produit précisément trois mois après la publication de la liste des membres du Comité scientifique. Ca ressemble à s’y tromper à l’application d’une convention collective sur les préavis de départ...
Ce minutage précis ne semble pas être le fruit du hasard : la fixation des quotas de pêche pour les espèces profondes a lieu tous les deux ans, et la réunion du Conseil des ministres européens visant à fixer les taux admissibles de capture (TACs) a lieu aujourd’hui et demain à Bruxelles. L’avis le plus influent dans ce processus est celui que la Commission exprime dans sa proposition officielle sur les TACs et quotas, rendue publique le 9 octobre 2012, et largement inspirée de l’avis du CSTEP. En somme, pour influencer ce document majeur, il fallait intégrer la promotion 2010 du CSTEP sachant que ses membres sont nommés pour trois ans.
Conséquences pour la Scapêche
Résultat concret pour la Scapêche ? Un avis scientifique qui recommande une augmentation substantielle des quotas pour les espèces profondes ciblées par les navires français, notamment le sabre noir et le grenadier de roche.
Deux chercheurs de l’Ifremer, publiquement mis en cause par les ONG françaises en 2010 pour leur manque d’impartialité à l’égard de la pêche profonde au chalut de fond3 , font déjà partie de la « fusée scientifique » européenne4 à des endroits stratégiques pour la formulation d’avis concernant les espèces profondes.
Il ne manquait plus à la flotte d’Intermarché qu’une courroie de transmission entre les avis scientifiques excessivement favorables aux flottes françaises et la Commission européenne en vue de la réunion du Conseil de l’Europe, où la Scapêche sait qu’elle peut compter sur l’appui du Ministre de la pêche, Frédéric Cuvillier. C’est un tour de force de ce lobby industriel qui a réussi à encercler le processus de décision des quotas. Ce déploiement redoutable me rappelle la technique de chasse des hyènes dans la savane.
Une augmentation des quotas permettrait à la flotte d’Intermarché de clamer que la pêche profonde au chalut est «durable» et que la réforme du régime européen encadrant ces pêches extrêmement problématiques n’a pas besoin d’être ambitieuse. Intermarché vient de donner une leçon magistrale de planning stratégique aux ONG. Je m’incline devant leur talent, mais certainement pas devant leur visée, je rappelle que la flotte d’Intermarché a simultanément bénéficié d’aides à la sortie de flotte pour ses vieux navires ciblant les espèces profondes, et d’aides à la construction pour renouveler cette flotte et a, ce faisant, augmenté l’effort de pêche sur ces espèces sensibles, dans une contradiction criante des objectifs de la Politique Commune des Pêches.5
Je ne comprends qu’aujourd’hui à quel point le Grenelle de la Mer a représenté une opportunité en or pour les représentants de la pêche industrielle pour mettre en place leur calendrier stratégique. Alors que nous étions convaincus d’avoir une plate-forme de collaboration avec eux, ils étaient déjà en train de jouer la partie suivante. Ils ont notamment compris que les avis scientifiques étaient le maillon faible de leur mobilisation en défense de la pêche profonde. Ils y ont remédié avec maestria.
Je regrette que la complexité des processus européens mette en dehors de la portée du grand public tout le stratagème des influences qui se joue à Bruxelles et j’appelle la ministre de l’écologie Delphine Batho ainsi que le président François Hollande à ne pas laisser l’un des géants de la distribution dicter au gouvernement sa position sur les pêches profondes.