Dans le monde des banques centrales, deux écoles se font face : les tenants des billets de banque en fibres papier-coton et ceux prônant l’utilisation de polymères, des matières plastiques dérivées du pétrole. À l’heure de la décarbonation de l’économie mondiale, les arguments des premiers prennent tout leur sens.
Chaque année, toutes les banques centrales du monde lancent des appels d’offre pour la fabrication de nouvelles coupures auprès des principaux fabricants internationaux, français, allemands, américains ou britanniques. Ces derniers se livrent une guerre commerciale âpre pour gagner de nouvelles parts de marché et ne pas perdre un pouce de terrain sur leurs concurrents. Traditionnellement, les billets de banque étaient fabriqués à partir de fibres de coton et de papier. Après quelques tests non concluants aux États-Unis dans les années 80, les premiers billets conçus à partir de polymère sont mis en circulation en 1988 en Australie, certains pays comme le Royaume-Uni ou Hong-Kong les adoptant dans les années 90. Présentés comme une révolution technologique, ils n’ont tenu leurs promesses qu’en partie, et ne se sont jamais vraiment imposés sur les marchés les plus importants, comme l’Europe ou les États-Unis.
Infalsifiabilité : le papier n’a rien à envier au plastique, bien au contraire !
L’histoire vaut ici un retour en arrière, dans les années 80. L’argument phare à l’époque est la lutte contre les faux-monnayeurs, et l’utilisation d’un nouveau matériau plastique fait sensation. Selon ses défenseurs, le polymère serait alors imparable et constituerait un argument de choc face à l’industrie de la fausse monnaie. Un argument certes séduisant, mais qui est largement injustifié en 2024.
Pour preuve, les merveilles de technologie qui embarquent aujourd’hui les billets en fibres naturelles. Là où les billets en polymère peuvent être recouverts de dispositifs de sécurité, les billets traditionnels intègrent désormais des microtechnologies infalsifiables, dans les fibres même. Les exemples sont nombreux : design polychromatique et haute définition invisible, fils 3D nouvelle génération, fonds de sécurité anti-scanner, code de haute sécurité, éléments de sécurité à base de cristaux liquides, effet moiré avec irisation des couleurs… la liste est longue et s’agrémente par ailleurs de traitements virucides et fongicides qui permettent d’éviter la transmission de maladie par le toucher.
Dans la zone euro, toutes les banques centrales s’accordent sur un point : les billets en fibres proposent toutes les garanties de sécurité. Et pour garder une longueur d’avance sur leurs concurrentes et sur les faux-monnayeurs, elles investissent massivement en recherche et développement. « En relation avec de grands centres de recherche internationaux, ainsi qu’avec la Banque centrale européenne (BCE) et d’autres banques centrales dans le monde, le centre de R&D de la Banque de France exploite les résultats des dernières avancées dans les domaines de l’optique, de la chimie, de la physique et de l’électromagnétisme pour innover, en réponse aux besoins de ses clients », assure la Banque centrale à Paris.
Le polymère, un poison fossile
Mais c’est surtout l’argument écologique qui, désormais, dessert les partisans des billets en polymère. D’abord, ils sont plus coûteux à produire, en termes de prix de revient et d’impact sur l’environnement. En 2019, une étude britannique a montré que la fabrication des billets de 10 livres sterling émettait trois fois plus de CO2 qu’un équivalent en euros, fabriqué en fibres naturelles (8,77kg contre 2,92kg). À l’époque, les journaux du Royaume-Uni – tel que le très sérieux Forbes – n’ont pas caché leur mécontentement, avec des titres comme La nouvelle monnaie anglaise nuit au climat ou Les billets en polymère sont en réalité pires pour la planète que le papier. Dans le royaume de sa Gracieuse Majesté, la nouvelle passe mal. A contrario, les fabricants de billets en fibre mettent en avant la minimisation de leur impact écologique, grâce à l’utilisation de résidus de coton impropre à l’industrie textile. Selon la Banque de France toujours, cet aspect « environnement » lié au recyclage correspond au 12e Objectif de développement durable (ODE) des Nations unies (Consommation et production responsable), grâce à « l’utilisation de matières premières durables, avec des fibres de coton issues de la valorisation des déchets de l’industrie textile » et à « l’intégration d’une part croissante de fibres alternatives au coton, sourcées en Europe, avec un impact environnemental réduit ». L’argument de l’économie circulaire fait mouche.
Sous-produit de l’industrie des énergies fossiles, le polymère ne peut pas en dire autant. À l’heure où la planète tente de faire la chasse aux matières plastiques – la France par exemple, avec loi anti-gaspillage, a décidé de l’abandon total des emballages plastiques à usage unique d’ici 2040 –, l’utilisation de matériaux issus de l’industrie pétrochimique pour la fabrication des billets de banque ressemblent à un anachronisme.
Mais l’impact environnemental des billets de banque ne se calcule pas uniquement à l’aune de leur production. Entrent également en ligne de compte toute la machinerie nécessaire à leur circulation et leur recyclage en fin de vie. C’est lors de leur utilisation que l’empreinte carbone des billets est la plus lourde, à cause du fonctionnement des distributeurs automatiques de billets (DAB) à hauteur de 37%, et à cause du transport de fonds à hauteur de 35%. Si pour cette partie logistique, billets en fibres de coton et de papier et billets en plastique font jeu égal puisqu’ils bénéficient des mêmes réseaux, c’est bien en bout de chaîne qu’une nouvelle différence se fait entre les deux technologies.
Dans le secteur du recyclage des billets usagés, la consommation d’énergie joue également en faveur des billets en fibres. Ceux en polymère sont déchiquetés, fondus et transformés en granules pour être réutilisés, un processus de transformation plus énergivore que celui des billets en coton-papier et qui ne tient pas compte des limites d’un recyclage limité dans le temps, comme pour tous les plastiques. Dans les pays de l’Union européennes, les banques centrales gardent les coudées franches et choisissent leurs propres stratégies. En Allemagne par exemple, la Bundesbank a opté pour le recyclage des fibres : elle collecte les billets retirés de la circulation, une chaîne de valorisation s’occupant ensuite de les déchiqueter, de les trier et de réutiliser les fibres pour fabriquer de nouveaux produits en papier. Mais la Banque centrale européenne (BCE) étudie des méthodes alternatives pour améliorer encore la valorisation les matières résiduelles des billets en fin de vie. L’histoire n’est donc pas terminée…